Photographie 9 et article
mercredi 7 septembre 2005, par Erwan Tanguy
Oubliés au champ d’horreur, la folie de Cadillac
Cadillac-sur-Garonne. Son château du XVIIe, ses remparts, ses vins et son cimetière des fous - déchirant miroir du traitement réservé aux patients qui font vivre la ville. Un millier de tombes flanquées de croix de fer d’un modèle unique, écroulées sur elles-mêmes sous le poids du temps et de la négligence. Sur les allées qui les longent, fémurs, mâchoires et éclats de crânes humains se mêlent aux graviers, à la terre et aux herbes sauvages. Au moins cent cinquante d’entre elles ne portent pas le nom du défunt - pour la plupart, ce sont d’anciens combattants de la Grande Guerre, hospitalisés à la suite des traumatismes psychiques subis au front. Le seul hommage qui leur est rendu est d’initiative privée : une plaque de marbre portant la mention « Les anciens combattants de la Gironde, à la mémoire de leurs camarades mutilés du cerveau ».
La législation sur les sépultures, si bien respectée à quelques pas de là dans le cimetière communal, semble ne pas devoir s’appliquer aux dépouilles d’aliénés. Trébucher sur des ossements humains dans ces allées dont l’entretien incombe à la municipalité semblerait presque banal dans la désolation ambiante du lieu. Le comble est atteint avec l’ossuaire : des squelettes entassés dans de grands sacs-poubelle ou amoncelés à même le sol. Aucun n’est identifié, ni même, comme l’exige la loi, rassemblé « individuellement dans un cercueil de dimensions appropriées (...), immatriculé et daté (...), et dans un lieu décent ».
La recherche de quelque trace de ces anonymes se heurte à de hauts murs. « Le cimetière n’appartient plus à l’hôpital depuis 1994, nous n’avons pas d’archive et aucune information à fournir sur ces patients », assène la très irritable direction du centre hospitalier. Quant à la mairie, elle affirme ne posséder « aucun registre permettant d’identifier les anonymes », pourtant tous morts en hospitalisation au cours du XXe siècle. Les soldats « mutilés du cerveau » ne figurent pas plus dans des registres de l’État, sont inconnus de l’Office national des anciens combattants et ignorés de la direction régionale des anciens combattants, tout autant que par le ministère de la Défense, dont le responsable des lieux de mémoire se dit « choqué par cette situation » qu’il ignorait, et affirme que « ces militaires peuvent bénéficier d’une concession perpétuelle, au même titre que ceux qui sont réunis dans le cimetière communal ».
Le maire et conseiller général Hervé de Gabory (PS) ne voit pas où le bât blesse : « Nous entretenons ce qui relève de notre compétence. Ce cimetière est tenu dans des conditions décentes et je serais extrêmement irrité qu’on puisse monter une cabale qui n’a aucune raison d’être. J’y réagirais très violemment. » Dans son entourage, en revanche, on reconnaît doucement (mais cela doit rester « off ») : « Il est vrai que certaines obligations légales ne sont pas respectées, notamment en ce qui concerne l’ossuaire. » Craignant les foudres des tenants d’un pouvoir local bien verrouillé, les nombreux témoins indignés, certains au sein même de l’hôpital, ont tous exigé de demeurer anonymes. Et chacun d’y aller de son anecdote : « À Cadillac, c’est presque normal, nous confie une ancienne infirmière. C’est dans la culture locale
de traiter les patients comme des sous-hommes. Ils sont démunis de tout, et aucun contrôle n’est exercé. -
Je me souviens de ces morts qu’on ensevelissait nus... Mais on ne peut pas en parler n’importe comment, car c’est un sujet très sensible ici. » Un autre soignant se remémore l’hécatombe de 1939-1945 : « On les laissait tous mourir de faim, et pour les emmener au cimetière, il y avait même -
un corbillard à deux places ! » La démarche avait été érigée en système par Vichy : pas moins de 40 000 morts dans les asiles.
Ces centaines de sépultures qui démangent tant la conscience collective en pays cadillacais ne seront bientôt plus que mince souvenir enfin enseveli après la disparition progressive de ce cimetière. Dès la dernière semaine de septembre, un premier carré sera repris au profit des « normaux », à qui la place fait tellement défaut. Bardée de bonnes intentions, la municipalité promet cette fois que « les reprises seront faites dans les règles de l’art. Nous sommes prêts à mettre les restes dans des caissettes adaptées, numérotées et rangées dans un ossuaire spécifique, respectueux des morts, si une famille voulait retrouver un de ses membres ». Un fier engagement à respecter la loi, en somme.
Grégory Lassus-Debat