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Les croix en fer - photographie 9

mercredi 7 septembre 2005, par Erwan Tanguy


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JPG - 35 ko
Le "cimetière des fous" de Cadillac
photographie Loïc Le Loet

référence

Je me souviens de ces blessés de guerre, j’en voyais tous les jours qui erraient dans l’hôpital près de chez mes parents, qui erraient comme des fous.
« - Ils sont fous mon chéri »
C’est ma mère qui me le répétait sans cesse quand elle sentait que je les observais malgré son interdiction. Ils me fascinaient, je m’en souviens, mais était-ce pour autant malsain qu’un enfant s’intéresse à ces pauvres types, blessés de guerre, le cerveau était touché, certains avaient juste des troubles de langage ou des troubles physiques, certains aussi n’étaient plus que des loques, des légumes, c’est ainsi que je les entends nommer aujourd’hui dans les hôpitaux.
Je revois ces corps cadavériques qui marchaient comme ils pouvaient dans le parc, quelques uns restaient hagards devant le cimetière où reposaient anonymement la plupart du temps leurs défunts compagnons de folies.
« - Ce sont des mutilés de 14-18, mais c’est le cerveau qu’ils ont perdu »
Encore ma mère qui me disait ça. Un peu plus tard, je me souviens de m’être mis comme eux à regarder ce cimetière, étrange forêt de croix en fer, souvent sans nom ni date, je regardais comme eux le temps qui passe. Presque comme eux, car ils attendaient d’y être à leur tour, ce qui ne tardait pas en général, je l’ai appris récemment en faisant des recherches, car ils étaient mal nourris, on attendait qu’enfin ils meurent. Sans doute rappelaient-ils au monde, du moins à notre petite ville, le passé si proche, si destructeur, ce passé qui nous rattrape toujours. Et aussi, en contrepoint, ceux qui ne l’ont pas faite cette sale guerre, la grande guerre. J’étais trop jeune pour penser ça, je regardais le cimetière pensant qu’il allait se passer quelque chose, à un moment donné, que personne ne savait. Ils ne pouvaient pas être là, à regarder les croix en fer, juste pour rien, pour passer le temps en attendant la mort. Et j’attendais donc, et tout ce temps que je passais à attendre, j’essayais d’imaginer ce que cela allait être - souvent j’imaginais une lumière venant des profondeurs et qui allait leur rendre les bouts de cerveau manquants. Parfois je faisais aussi des cauchemars du genre de morts qui reviennent pour nous enlever à nous des bouts de cerveau, mais jamais je n’y pensais quand j’y étais, leurs visages ne m’inspiraient pas la terreur, ils attendaient d’être apaisés et je ne pouvais pas imaginer un apaisement autre que la guérison.
« - Ton père a été voir le directeur de l’hôpital. C’est inadmissible que l’on laisse ces gens se balader ainsi, si près de nos regards. »
Je ne l’écoutais déjà plus à cette époque, la suite me confirma ce choix.

Contrairement à eux, qui étaient là parfois depuis le début de cette grande guerre, blessés lors des premières batailles, je n’ai pas eu à attendre si longtemps, ce moment que j’avais tant de fois imaginé, cet instant où la der des der ne pouvait plus s’appeler ainsi. Là j’ai pu voir qui étaient vraiment les fous. Je m’étais dit en apprenant la nouvelle de cette encore guerre contre l’Allemagne : c’est donc ça qu’ils attendaient ! Une vengeance, contre leurs blessures, contre les allemands, contre les français aussi qui n’ont rien fait en 14/18 et depuis, ils attendaient cette guerre pour donner un sens à ce qui n’en avait pas : leur mutilation.
Mais la guerre, j’ai pu l’observer, ne les a pas apaisés, ils venaient pareillement regarder les croix en fer. Pire même qu’avant puisque l’administration, sans doute un peu encombrée par ces vestiges d’une guerre, d’une victoire, qu’il ne fallait plus commémorer, décida qu’il fallait les laisser mourir.
« - Le maréchal sait ce qu’il a à faire, nous devons aller de l’avant, reconstruire la France, rétablir la morale, épurer notre passé. »
Ma mère devenait folle je crois, elle ne savait plus quoi penser mais soutenait Vichy avec ardeur pendant que mon père, qui avait échappé déjà à la mobilisation, s’était retrouvé à travailler pour l’Etat, à la sous-préfecture je crois, je ne me souviens plus exactement, il suffirait de vérifier dans les archives. Par réaction que je définissais à l’époque comme patriotique, et contre Vichy sans trop en avoir conscience, je continuais à aller voir les mutilés, à les observer, à attendre face aux croix en fer, qu’il se passe quelque chose, pendant que derrière, dans les rues, sonnaient les pas des défilés militaires.

Je me souviens aussi qu’il y en avait quelques uns qui n’étaient pas si fous que ça, qui à force de me voir finissaient par me saluer, d’un sourire ou d’un petit geste, ils me regardaient, c’était leur unique langage. Je répondais de même, geste ou sourire, regard amical. Ils savaient ce qui se passait derrière les murs de l’hôpital, dans les rues où ne marchent plus que les ombres de ceux qui étaient avant des hommes. Après la défaite, je les ai sentis s’activer, me donnant des lettres à poster, ou à déposer directement dans des boîtes aux lettres. Sans le savoir il me faisait rentrer en résistance, une petite résistance. Puis apparurent de nouvelles têtes, plus jeunes parfois, qui faisaient semblant d’être malades parmi les malades. Sous les vêtements de l’hôpital qu’ils avaient dû enfiler, se cachait souvent une étoile jaune.
« - Grâce à l’étoile jaune, nous allons enfin savoir à qui se fier ! »
Ainsi commençait le nouveau laïus de mon père et de ma mère, qui voyaient dans ces nouvelles lois un moyen de les renvoyer tous en Israël, loin de nos richesses, de nos terres et de notre sang. J’ai su après que mon père connaissait la vérité sur ces voyages vers Israël, mes illusions sur ma famille sont elles-aussi parties en fumée. Je regrette cette image de douleurs incomparables, mais c’est ce que j’ai ressenti. A l’hôpital, les quelques malades pas si malades, sous le nez des infirmiers et de l’administration occupés ailleurs, aidaient les juifs à fuir. L’hôpital était une étape du long parcours qui allait généralement de Paris vers la Zone Libre. Mais les restrictions alimentaires finirent par trop affaiblir ces quelques fous résistants qui connaissaient encore une fois la reconnaissance d’un pays pour leur sacrifice, les sacrifiant ainsi une deuxième fois, les oubliant, obsédé par le désir de plaire à l’occupant.

« - Il faudrait les aider à mourir. »
Je sais à quoi mon père pensait. Et il n’a pas eu besoin de procès.
Lorsque toute la France a été occupée par les allemands, pour des raisons de sécurité, je ne suis plus retourné au cimetière, je suis entré en semi-clandestinité, je ne voyais que mes parents pour qui j’entretenais l’illusion d’être en accord avec leurs idées, leurs principes. J’ai eu beaucoup de chance d’échapper aux arrestations, n’ayant jamais été identifié, personne n’a pu remonter jusqu’à mes parents qui représentaient justement le contraire du ainsi nommé "terrorisme". Mon père semblait haïr plus encore les résistants, car pour les juifs la solution était trouvée, et la population bien définie tandis que ces maudits résistants venaient de partout, donc de nulle part, fils d’ouvriers, de médecins, d’avocats, de marins...
A la libération, mon père a échappé au procès et à l’épuration publique, il avait disparu, je l’ai fait disparaître, anonyme, sous une croix en fer, de mes propres mains, une nuit. Ils n’étaient plus là les malades à attendre et il y avait de nombreuses nouvelles croix. Certaines n’étaient pas encore plantées, n’avaient pas encore leur corps à consoler. J’y ai creusé sa tombe, au milieu de tous, au milieu de fantômes qui j’espère lui feront des reproches éternellement.
Ma mère m’a supplié de l’aider, de ne pas la livrer aux autorités. Je lui ai dit qu’elle n’avait rien à craindre, sauf peut-être pour ses cheveux, mais elle n’a jamais su ce qui était arrivé à mon père, comment je l’avais étranglé dans son bureau, et récupéré ses papiers où figuraient les noms de ses collaborateurs, dont certains aujourd’hui encore osent prétendre qu’ils résistaient. Elle n’a jamais su, a cru qu’il était vivant, qu’il avait fui en Allemagne d’abord, avec les autres, puis en Argentine. Elle a sombré lentement dans la folie, et est morte dans cet hôpital aussi, bien après la guerre.
Et aujourd’hui, ma vie finissant, je reviens dans ce cimetière où je sais qu’il y a un salaud au milieu des autres tombes à même la terre, sans cercueil, ni honneur, que ce salaud mon père n’en méritait aucun et qu’il est finalement le seul ici à être à sa place.
J’emporte avec moi ce secret, ce silence étouffé.

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8 Messages de forum

  • Les croix en fer

    22 septembre 2005 13:19, par Grégory Lassus-Debat
    Sous nos pieds errant sur ces allées, tant d’histoires qu’on n’oserait imaginer... celle-ci touche et retourne mon coeur, quelle vie que celle de celui qui l’a écrite. Il y a sûrement mille autres récits à recueillir sur les destins de ces oubliés, il serait peut-être bon de commencer. Merci pour cette histoire... écrivez nous encore... Grégory Lassus-Debat
  • Les croix en fer

    23 septembre 2005 17:07, par Colette Lièvre rédactrice en chef des Cahiers de l’Entre-deux-Mers (...)
    Bonjour, je viens de lire ce terrible texte bouleversant et qui me bouleverse d’autant plus que je suis Colette Lièvre rédactrice en chef des Cahiers de l’Entre-deux-Mers, modeste revue qui a publié le premier article sur le cimetière des fous de Cadillac , à la suite duquel d’abord sud ouest, et ensuite l’Huma et Libération ont repris l’info et Loïc Le loët a pris ces magifiques photos .je sais que comme d’autres il a essayé d’avoir plus d’informations sur le pourquoi et le comment du destin tragique de ces malheureux, mais dans cette petite ville de Cadillac , cette si jolie bastide on pratique à tous les niveaux l’omerta aussi bien en ce qui concerne ce qui a pu se passer à l’hôpital et peut être ce qui peut s’y passer encore (car aujourd’hui où et comment sont enterrés les malades fous qui décèdent souvent abandonnés par leur famille ?) et ce qui a eu lieu jusque dans les années 50 au Château de Cadillac qui était alors une maison de redressement pour filles, en fait une véritable prison. je voulais savoir si vous m’autorisiez à publier dans le prochain numéro de novembre des Cahiers de l’Entre-deux-Mers ce texte "Les croix de fer" éventuellement avec la possibilité de reproduire une photo de Loïc Le Loët, sinon j’utiliserai un cliché m’appartenant qui bien entendu n’a pas la même qualité- Enfin, je pense que tous ceux qui s’intéressent au "cimetière des fous" de Cadillac au-delà de la nécessaire et douloureue rétrospective historique, attendent des pouvoirs publics qu’enfin un hommage, et un espace de recueillement soient dévolus à tous ces malheureux alors même que nous savons tous qu’un jour plus ou moins proche ce cimetière sera reconverti, donc débarrassé de "ces restes" pour laisser la place aux morts de la commune de Cadillac. Colette Lièvre
    • Les croix en fer 14 octobre 2005 09:38, par Max BAJOLLE

      Ma chère tante,

      Il ne me reste que quelques jours à vivre dans cet établissement. Une prison pour femmes dans un château ! Le ministère de la justice va le désaffecter, à la fin de cette année, dans maintenant trois semaines. Une prison pour femmes : jamais au monde une seule femme ne devrait mériter la prison ! Dans un château : vous nous verriez arpenter les escaliers ducaux, royaux ...dans les commandements des surveillantes : piètre noblesse ! Pauvres princesses, pauvres duchesses, avec nos regards tristes et vides ,nos échines voûtées,nos cheveux gras et collés ,nos vêtements souillés,dans un silence glacial et mortel... Ma toux ne me plait pas, ma fièvre persistante, mes jambes qui flageolent non plus. Je ne sais pas si je vais survivre au départ de cet établissement. Ce matin il faisait froid et humide : nous avons mis nos mains gercées sous nos vêtements, contre la peau pour un peu les réchauffer. Nos pauvres mains abîmées par les travaux, le ménage, la broderie... Nous sommes dans la cour, pour nous aérer dans le silence le plus absolu : nous aérer pour tuer nos microbes, ceux de la tuberculose et autres méchancetés que nous promenons... Je suis assise sur une marche de l’escalier, dos contre le mur. Je me demande où ils vont nous affecter.Ils vont nous séparer.De toutes façons je n’ai pas d’amies ici : ce n’est pas possible, on ne peut se parler. Deux ans et demi que je suis ici : trois ans de prison pour le vol d’un morceau de jambon et d’une mesure de farine. J’ai fêté, comme l’on dit, mes dix huit ans ici, c’était il y a un mois de cela : j’ai cueilli une pâquerette rachitique qui poussait entre deux pavés, je me la suis offerte. Les surveillantes, qui n’ont plus besoin de nous surveiller, tellement nous avons pris le pli, parlant entre elles élèvent la voix. Je crois entendre parler de François Mauriac et je crois comprendre qu’il a eu une récompense, une distinction ... Alors je brave tous les interdits, toutes les interdictions : « Il a eu quelque chose François Mauriac ? ». Et l’une d’entre elles, bien disposée : « Il vient de recevoir le prix Nobel ! ». Et méchamment : « De toutes façons, cela ne peut vous intéresser, vous êtes toutes trop ignares. » Et elles nous redemandent le silence. François Mauriac, mais je le connais ! Un peu, quoi ! Je n’ai lu pour le moment qu’un seul de ces ouvrages : « Le nœud de vipères » ! Pourtant comme je le connais, je l’ai lu et relu ce livre : il faut voir la couverture déchirée, la reliure presque inexistante et les pages rognées et rongées.D’autres pages sont tellement sèches qu’elles s’effritent. Mais ici il faut le cacher ce livre, il est aussi interdit de lire : alors j’ai dû trouver une cachette dans le mur du potager, une pierre branlante... Ce soir je vais essayer de lire, à la lueur ...du clair de lune ! J’ai la chance d’avoir ma cellule éclairée par les rayons de la lune, pendant quelques minutes et plusieurs fois dans l’année. Pourvu que le ciel garde sa clarté ce soir... Je profite de la corvée de pot de chambre pour m’éclipser quelques secondes et récupérer le livre, que je vais cacher sous mes jupons. Après le claquement des verrous, il faut attendre plusieurs heures que la lune monte dans le ciel et vienne m’éclairer... Pourvu qu’il n’y ait pas de nuage, ni de ce brouillard si fréquent en cette saison au bord de la Garonne. Voilà la lune qui passe à droite du clocher, je vais pouvoir bénéficier de la clarté, je sors mon livre. « Il ne me semble pas que je t’ai haïe dès la première année qui suivit la nuit désastreuse. Ma haine est née, peu à peu, à mesure que (...).

      Cadillac ,17 décembre 1952.

      Germaine V. est morte dans la nuit quelques jours avant son tranfert .Elle est enterrée au cimetère de l’hôpital où elle a sa croix de fer.On a trouvé dans son corsage un livre en mauvais état que l’on a brûlé pour éviter la « contagion « (sic)

      • Les croix en fer : encore une croix 14 octobre 2005 11:40, par Max BAJOLLE
        PRECISION : cet article (14 octobre " Ma chère tante " )est rédigé à partir du courrier que l’administration pénitenciaire a rendu à la famille !
  • Les croix en fer

    7 novembre 2005 08:21, par Erwan Tanguy

    http://www.visavisphoto.com/texte2.html

    Un court extrait choisi par le site visavisphoto.com

  • Publication > Les croix en fer

    10 novembre 2005 16:31, par Erwan Tanguy

    http://www.entre2mers.com/cahiers_e2m/cahiers.htm

    Les cahiers de l’Entre Deux Mers viennent de publier ce texte dans son numéro 71 (novembre-décembre 2005)


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