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"N’habite pas à l’adresse indiquée"

Lettre morte

suite de la tentative échouée

vendredi 29 septembre 2006, par Erwan Tanguy


J’ai ouvert les yeux sur un plafond blanc inconnu, tout le reste autour était flou. J’ai remarqué dans ce brouillard qu’il n’y avait personne à mes côtés, mais j’entendais au loin une agitation, ou plus précisément des agitations, plus ou moins indépendantes les unes des autres. J’ai longtemps observé ce plafond. Il m’a semblé blanc d’abord, puis au fur et à mesure que mon regard s’affinait, que mes yeux retrouvaient leur précision, il m’a paru moins immaculé, plus poussiéreux. Je ne sais pas combien de temps je suis resté à observé ce plafond, puis cette chambre, avant de comprendre que j’étais dans un hôpital, allongé depuis quelques années, avec une perfusion et quelques autres ustencils médicaux dont je n’ai pas voulu connaître la fonction. Seul m’importait le départ, je ne voulais qu’une chose, qu’un évènement, et partir pour te retrouver.
Je t’écrit, et je sais que tu n’aimes pas les « tu » dans les lettres, tu préfères que je m’adresse à toi avec un « elle » plus impersonnel, ou ton prénom, si je pouvais m’en souvenir. Mais tu préfèrais le « elle », que je m’adresse à toi ainsi, « viendra-t-elle avec moi au cinéma ? ». Déjà tu prévoyais de disparaître, n’être qu’une femme parmi d’autres, ou la femme, devenir celle qui n’a plus besoin d’être nommé car unique, je ne pouvais parler que d’elle. Je ne parlais que de toi jusqu’à mon silence forcé. Est-ce cela que tu n’as pas supporté.

Si j’ai décidé de t’écrire, après ces longues années de silence forcé, de silence involontaire, ce n’est pas pour rompre cette nouvelle vie sans moi que tu t’es construite, mais juste pour te dire mes regrets. Non je ne vais pas pleurer, je ne vais pas m’agenouiller, qu’importe la distance entre nous, les mots pourraient te suffire pour me voir à genou, je ne te supplie pas, j’ai besoin de te dire ces quelques mots, rien d’autre. Tu y verras sans doute un geste bien inutile, un petit souffle de voix perdu dans les vents qui ont fini par nous séparer. Tu trouveras bien futile aussi cette volonté de raconter qu’il ne s’est justement rien passé, à part ce temps, je n’ai rien fait durant tout ce temps, qu’un légume allongé, maintenu par quelques fils, un funembule inconscient, endormi. Tu détestes les « tu », je sais que tu ne finiras même pas la lettre. Tu diras que je ne te raconte rien, qu’aujourd’hui il n’est plus nécessaire d’écrire quand on a rien à dire, que tu as besoin d’efficacité, d’histoires bien bâties, comme si la fiction avait l’obligation d’être plus belle, plus organisée, que la vie, pas une réplique mais une sublimation. Et je ne sublime rien, je t’écris. Il n’y a pas de narration, ni poésie, ni d’effet, je t’écris comme ça sort, de ma bouche, de mon stylo, les deux ensemble, lisant ce que je t’écris, écrivant ce que je te dis, sans distinction.

J’ai perdu. Pas seulement ce temps entre nous, qui t’a éloigné définitivement. Pas seulement ton amour ou ton attention. J’ai perdu toute ma vie. Tu as eu raison de partir, ma vie est morte, et si aujourd’hui je revis, c’est une autre vie, nourrie de souvenirs antérieurs et étrangers. Ce sont ces souvenirs qui t’écrivent. Je partirai, une fois la lettre postée, je partirai, je ne me retournerais pas, même si tu revenais. Tu serais déçue de ne pas me retrouver, malgré le corps ressemblant, malgré la voix aux mêmes intonnations, tu ne verrais qu’un usurpateur. Je ne veux pas de cette douleur pour moi, pour toi, de se sentir étranger. Cette lettre témoigne de qui j’étais avec toi, ce que je ne suis plus.

Tu diras, je le sais, que ce n’est pas la « bonne manière » de s’adresser, même à toi, qu’il eut été préférable que j’écrivisse un roman, que tu aurais pu mieux entendre ainsi ma voix s’adressant à toi par le biais d’une forme reconnue comme supérieure artistiquement et historiquement. Mais je m’en fous, des formes et de l’art, même de l’Histoire. Je ne désire pas m’inscrire ainsi dans des cadres goncourables, je veux juste m’adresser à toi. Si cette lettre à cette forme aujourd’hui, je dois dire que les raisons m’y ont poussé, ne me rappelant ni de ton nom de jeune fille, supposant que tu te sois mariée depuis, ni de ton adresse, et tu as dû déménager plusieurs fois, je t’envois ainsi cette lettre, publiquement, dans l’espoir que le bouche à oreille, enfin si cette lettre touche, qu’un jour elle te parvienne.

(...)


ancienne version

Toute cette rue encore, qu’il va me falloir, je ne sais comment, porte après porte, visiter, pour te trouver enfin. Et si, comme la rue précédente et toutes les autres, tu n’y es pas, je devrai continuer, vers une autre nouvelle grande rue, puis une autre, etc. Toute une vie à te chercher et entendre dans la bouche des rares concierges encore en service : "N’habite pas à l’adresse indiquée", car je fais comme ci c’était l’adresse, je dis : "j’ai un colis pour", pour toi, "à cette adresse, mais je ne trouve pas son nom", le tien, ton nom, celui que tu m’as donné, que tu as toujours porté, "sur les boîtes aux lettres", ou parfois "sur les sonnettes". Ils me répondent tous ça, machinalement, comme des ordinateurs qui connaissent déjà la réponse avant même que la question soit posée, puisque ce ne sont ni des questions ni des réponses mais des données et des chemins qui aboutissent tous à une réponse déjà là, "N’habite pas à l’adresse indiquée" est une de ces réponses, de ces données, qui révèlent de jour en jour ton absence. T’ai-je rêvée ? N’avons-nous pas échangé il y a longtemps peut-être, des baisers d’adolescents, ceux qui durent des heures car il n’y a jamais la possibilité d’imaginer autre chose, d’imaginer si !, mais où ? N’avons-nous pas d’abord échanger nos noms, et par ce nom aujourd’hui je te cherche de porte en porte, dans cette ville d’abord, puis je continuerai dans les autres villes. J’ai même engagé des détectives pour te chercher dans ces villes où je sais déjà que je ne pourrais aller, parce que trop loin, pour des problèmes de langues aussi, j’en connais si peu, je pratique si mal, dans ma langue déjà je bute sur les mots, sur les noms, sur ton adresse. Parfois il y a ton nom, mais ton prénom n’y est pas, et aussi l’inverse, mais rien d’étrange à cela, juste mon coeur qui frémit, une fraction de seconde, un temps si bref, sachant à l’instant même que ce n’est pas toi, mais une autre personne, une autre femme. Me reconnaîtrais-tu d’ailleurs après toutes ces années ? Ne fermais-tu pas les yeux lors des baisers ? Mes lèvres, il te faudrait les toucher, me goûter à nouveau pour peut-être réveiller en toi un souvenir, en moi un amour. Tu refermerais la porte sur moi, rapidement, en disant à ton mari, à tes enfants, "c’est une erreur", puis, je ne sais pas, tu ouvrirais discrètement ensuite, me glissant un papier avec un numéro de téléphone, ou un lieu avec une date et une heure, pour nous retrouver, juste pour discuter, évidemment.

Mais cela n’arrivera pas, je n’aurai jamais assez de toute une vie pour te retrouver, il y a trop de portes qui m’éloignent de mon domicile, de là où je peux encore dormir. Je fonctionne dans un rythme qui s’est mis en place de porte en porte, de pas en pas, appuyant sur la sonnette du concierge, ou demandant à un domiciliant là sans doute, si ton nom lui disait quelque chose, ou si la photographie de toi, si jeune encore, que j’avais prise à ton anniversaire, sous le regard bienveillant de tes parents, il ne te reconnaissait pas. Parfois je n’utilisais pas le stratagème si subtil du colis, car tout simplement, il me fallait rompre la répétition, et tenter à chaque porte une nouvelle manière de questionner. Et aussi un doute, un doute persistant, si jamais t’étant mariée, tu avais changé de nom, le prénom et la photographie pourraient m’aider. Mais ils ne m’aidaient pas, ton absence de porte en porte se concrétisait, je t’avais donc vraiment perdu. Ah si seulement je ne m’étais pas endormi pour si longtemps, ah si seulement tu avais laissé ton adresse après chacun de tes déménagements, ah si seulement tu m’avais attendu, près de moi, gardienne de mon trop long sommeil. J’ai tant perdu, dans ce sommeil, tant dormi aussi, que je peux bien ne plus jamais dormir, de décréter que je ne dormirai que dans tes bras retrouvés. J’ai commencé par la maison, celle que tu habitais avec tes parents, celle de l’anniversaire, dont les murs apparaissent sur la photographie que j’ai gardée de toi. Il n’y avait plus tes parents, partis depuis longtemps, ceux qui y habitaient avaient succédé à d’autres, puis d’autres, si bien que personne ne pouvait me dire où maintenant je pouvais trouver tes parents, qui à leur tour m’auraient guidé jusqu’à toi. Ou peut-être conseillé d’éviter tout contact avec toi, parce que ta vie sans moi était belle. Est-elle belle ta vie sans moi ? Personne pour se rappeler même ce qui s’était passé, pas même moi, le temps s’arrête brutalement, je dors, je dors, puis je me réveille, dans une chambre, seul, il fait nuit et tu n’est pas là. Et tu n’es plus là.

Je ne me réveille plus depuis car je ne dors plus, je ne veux plus de cette petite mort qui pourrait encore m’éloigner de toi. Chaque geste, chaque pas, tout mon corps éveillé enfin n’est là que pour toi. J’espère que mes années d’absence ne t’auront pas trop atteinte, j’espère que tu n’auras pas abandonné, je suis revenu, et je visite tous les lieux à partir desquels tu aurais pu, tu aurais dû, je ne sais plus, par cercle, en spirale plus précisément, à partir des points de départ que sont ta maison de l’époque et l’hôpital où je me suis réveillé une nuit seul sans toi. Où étais-tu ? M’as-tu parlé un temps lors de mon sommeil ? M’as-tu tenu la main dans l’espoir de me voir ouvrir les yeux ? M’as-tu lu des histoires, des livres ? J’ai parfois comme des souvenirs de livre que je n’ai pas lu, d’informations que je n’ai pas entendues. En six ans il s’en passe du temps. Et à mon absence d’alors, tu me réponds par une absence, sans aucun signe, tu me mets au défi de te trouver, puisque j’avais osé t’abandonner avant. Les raisons de mon abandon, personne pour me les dire, je n’ai eu que des silences profonds, écho de mon sommeil. J’ai une toute autre perception du monde aujourd’hui, est-ce mon sommeil qui m’a, pas seulement transformé, ça je n’en doute pas, ni vraiment révélé, mais simplement changé, je ne vois plus le monde bouger de la même manière, je regarde un monde profondément endormi, comme je l’ai été, profondément absent, malgré les regards, les attentions. Je ne suis plus dans le même rythme, je vois tout au ralenti, ça fantomatise énormément les actions des corps qui défilent. Et ton absence, j’ai l’impression de naître dans un monde inconnu où tu n’as jamais été. Toute les personnes que je questionne ne me reconnaissent pas, ne te connaissent pas, je n’ai donc jamais été, et toi non plus. Dans quel nouveau monde me suis-je réveillé, en pleine science fiction angoissante. Autre porte, autre négation, "L’adresse indiquée est sûrement mauvaise monsieur, car je ne connais personne de ce nom ou qui aurait pu porter ce nom dans le quartier". As-tu changé de nom, pas seulement avec un mariage, non, complètement changé d’identité, pour disparaître à mes yeux. Dans ce quartier non, puisque la photographie aussi laisse indifférentes les personnes que j’aborde. Mais même ailleurs, avec un autre nom, je réussirai à te retrouver, à me faire pardonner, si je le dois. Nous pourrons peut-être ensuite recommencer, un baiser, d’abord, puis, qui pourrait alors nous empêcher de vivre en suivant notre imagination ? Pour m’expliquer ta disparition, j’ai, je dois, tu me reproches quelque chose, sans doute, je devrais m’agenouiller, face à toi, te demander, que tu m’excuses, tout ce silence depuis si longtemps. Six ans, je crois six ans, ils me l’ont dit, mais je ne sais pas, cela me semble, par rapport au monde que je vois, un mensonge, ça n’aurait pas tant changé en six ans. Long aussi, je n’ai l’impression que d’une nuit de sommeil, t’avoir quittée hier.

Autre quartier, à nouveau défilent les portes, défilent les réponses négatives, je compte mes pas. Serais-je encore capable de compter quand je t’aurai retrouvée ? Le nombre sera sans doute trop élevé, je m’embrouillerais. Si, avec l’aide d’un dictaphone, je m’enregistre comptant mes pas, il me suffira, en cas d’oubli, de réécouter, puis de reprendre, pas à pas, la marche, les portes, la recherche. Quand je serai face à toi, je dirai ce nombre de pas, qui nommera la distance qui me sépare de toi à cet instant précis où je commence à compter, il dira pas seulement une distance kilométrique approximative mais aussi un temps, un long temps de vie qui t’est entièrement consacré. Malgré ton absence, et ce monde qui ne veut pas te reconnaître, tu vis en moi à chaque pas, et je fais résonner ton nom. J’aurai pour mémoire toutes ces cassettes où ma voix compte, il n’y aura pas d’autres commentaires que ce filet de voix perdu dans le temps. Après ma mort tu pourras les écouter, elles seront mon journal intime, elles seront la plus belle preuve de mon amour pour toi. Je toucherai ainsi à l’infini, par ces répétitions de chiffres, les uns après les autres, comme les pas et les portes, les cassettes, toute cette accumulation a priori vide de sens, tend vers l’infini, destination désespérée, et je désespère de l’atteindre avant nos retrouvailles.

Autre ville, de celles où je n’aurais jamais dû venir, de celles où j’avais envoyé un détective pour faire les recherches à ma place. Ce détective là, avec des moyens insoupçonnés, a trouvé une adresse, cette adresse, cette porte là. Il a diffusé la photographie, et quelqu’un l’a reconnue, a donné une adresse, une ville, sans faire du porte à porte, du pas à pas, sans fatigue, je suis abasourdi devant cette porte, peut-être la dernière. Un homme ouvre et me redis cette phrase tant entendue, mais je sais qu’il ment, pourquoi mentirait-il ? Je m’en vais comme si rien de grave, peu importe, je m’en vais, il me regarde partir, vérifie bien que je pars. Il m’a dit que personne de ce nom n’habitait à cette adresse, mais ses yeux qui me dévisageait lourdement, de manière trop appuyée, disait le contraire, se demandait sans doute qui pouvait demander cette personne, et pourquoi, pourquoi maintenant ? A un angle j’ai tourné et attendu. Puis de retour, me suis assis sur un banc, une rue avec des bancs, des arbres, je ne savais même pas que ça existait. J’ai attendu. Pour la première fois depuis mon réveil, je ne marche pas, je ne fais plus du porte à porte, j’attends juste. Une nuit, j’ai peut-être dormi, rêvé, j’ai eu froid, j’ai marché un peu, en sautillant pour me réchauffer. J’ai attendu le matin, et l’homme est sorti, il est parti, avec une malette, à son travail me suis-je dit, avec déception, que cela manque d’originalité. Je me suis levé, et à la porte, j’ai attendu, que tu descendes ouvrir.

La porte ouverte, tu étais là.
Et moi aussi.
497253.

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